« Le conformisme est une misérable maladie … elle vous empêche d’exister »
Marguerite YOURCENAR
Quand Florence Etcheverry m’a contactée à propos de la programmation de son podcast, je me suis tout de suite sentie en confiance pour bavarder, car j'avais déjà écouté avec plaisir plusieurs de ses épisodes. J’apprécie beaucoup son habileté à mener les entretiens et aussi sa voix, ce qui est important pour moi. J'ai immédiatement pensé à plusieurs noms de confrères/consœurs qui me semblaient bien correspondre à l'esprit de son podcast.
Et puis elle m'a proposé de parler de moi, et j'avoue que j'ai eu envie de jouer le jeu. Me retrouver dans le rôle de l'interviewée, c'était vivre mon nouveau rôle à l'envers : l'arroseur arrosé en quelque sorte, puisque maintenant mon travail est justement d'interroger des dentistes.
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Mon nom est Marie-Hélène Haye. Je suis née dans une famille modeste, marquée par une diversité sociale et culturelle. Ma mère était originaire d’une famille très catholique et très pieuse; mon père d’une famille communiste et anticléricale. Les deux extrêmes se côtoyaient donc à la maison. Très jeune, j’ai appris à les écouter chacun leur tour, à les estimer dans le respect de leurs convictions. J’ai su très tôt que l’expérience de la différence facilite l’ouverture d’esprit.
L’Ecole Républicaine a également joué un rôle essentiel dans mon parcours. Je lui dois beaucoup. Elle m'a fait goûter au bonheur d'apprendre, m'a donné la faculté de prendre confiance en moi, et de commencer à penser par moi-même. Par exemple, je me souviens que lorsque j’étais à l’école primaire, la maîtresse inscrivait chaque matin une nouvelle phrase au tableau. Nous la recopions dans notre cahier, puis nous étions invités à y réfléchir. Nous disions alors ce qu’elle évoquait pour nous et illustrions nos propos par des exemples de la vie quotidienne. C’était ce qu’on appelait le quart d’heure de morale. A cette époque-là, pour moi, cela fut précieux : une première incitation à penser. Quand j’y repense, je me dis que cela reste sûrement ancré en moi lorsque je parle aujourd’hui de l’éthique comme d’une intelligence de la morale.
Un parcours protéiforme et profondément humaniste
Devenir chirurgien-dentiste n’est pas né d’une vocation. J'avais surtout un désir d’idéal, transmis par le médecin de famille, qui a été pour moi une figure inspirante. Ce qui m’a guidée c’était simplement mon statut social de « jeune fille qui n’est pas beaucoup sortie de sa famille. » J’aimais bien les mathématiques. Je savais que je voulais suivre des études longues après le baccalauréat, mais faire dentaire ne fut pas un choix. D’ailleurs, je ne savais même pas que les études de médecine conduisaient également aux études dentaires. Je ne le découvris qu’à la fin de ma première année lorsque je fus admise en dentaire. Je me souviens bien avoir pensé : « C'est un métier à la fois médical, scientifique et manuel, cette diversité va me convenir »
Je passais ensuite quatre années d’études à la faculté dentaire de Reims, entre la rue de Taissy et la rue du Jars avant la construction des nouveaux locaux[1]. Je m’en souviens comme d’un temps ancien et révolu où nous suivions les cours dans des préfabriqués « algecos » avec des poêles pour se chauffer. Nos premiers fauteuils de soins étaient tous des vieux modèles munis d’une pédale sur laquelle nous appuyions pour pomper et faire monter le patient. En 1981, je venais de terminer ma cinquième année et j’avais vécu ma première expérience professionnelle comme chirurgien-dentiste dans le cabinet d’un village. J’y étais seule et les patients affluaient toutes les dix minutes. Le soin se résumait pour chaque rendez-vous à excaver un peu plus la dent cariée, remettre un pansement et convier le patient suivant. J’étais tellement occupée à manier mes instruments ! Il m’était impossible ni de prendre le temps pour être en relation avec les patients, ni de mettre en pratique ce que j'avais appris à la Fac. J’ai été très déçue de cette première expérience.
Plus tard, en 1986, je créai mon cabinet à Toulouse et commençai à m'intéresser à la relation praticien-patient, car je sentais bien qu’il manquait quelque chose d’essentiel à notre formation. Avec mes premiers bénéfices, je choisis de m'inscrire à la formation de Dale Carnegie[2] qui se trouvait juste à côté. Par la suite, je me suis intéressée à d’autres outils comme la P.N.L[3] , les cycles Personnalités et Relations Humaines[4]. J'étais en recherche. A cette époque-là, nous étions très imbibés de psychanalyse et déjà conscients d'avoir besoin d'une autre approche. On ne parlait pas encore couramment des neurosciences et des biais cognitifs.
Une vision sensible et transformatrice
Parmi les rencontres importantes de ma vie professionnelle, il y eut Nicolas Dristch[5]. Je le rencontrai en 2017 par le biais des réseaux sociaux. Nous nous aperçûmes vite que nous avions en commun de mener une réflexion autour du modèle de notre système de santé bucco-dentaire français. A cette époque, notre profession a été très mobilisée, nous avions connu les CCDeLi[6]. Nous étions nombreux à faire le constat d’une politique incohérente, qui menait à des revendications sans fin. Nous décidâmes de nous réunir pour imaginer des remèdes à ce système de santé « malade » ! En 2018 naquit le mouvement de promotion de la santé « Culture Santé ». L’idée était d’allier réflexion et action, en prenant appui sur l’approche systémique. En participant à la création de ce mouvement, je contribuais à interroger la finalité du système : accès aux soins ou accès à la santé ?
Ma réflexion autour du « prendre soin » m’a conduit à mettre la relation patient-praticien et la notion de confiance vraiment au cœur du système de santé. C’est une vision que j’essaie de transmettre aux confrères et consœurs que j’accompagne maintenant en bilan de compétences. J’ai trouvé un soutien à cette réflexion en lisant Cynthia Fleury évoquer notamment le soin « capacitaire » dans son opus de la collection Tracts : « Le soin est un humanisme »[7] .
Cette relation de soin fait aussi appel à la dimension archaïque de l’être humain, qui peut s’exprimer par exemple avec la posture physique et la voix. En effet, dans cette proximité entre le patient et le praticien, la voix prend une place importante. Elle informe, rassure, voire console.
La poésie et la voix, sources de la poétique de la relation
C’est encore à l’école primaire que je dois la découverte du plaisir de chanter et d’utiliser ma voix.
Nous chantions en groupe avec une vieille dame, venant avec son harmonium. Nous vocalisions, et cela me faisait vibrer, au sens propre. J’aimais ressentir le son qui émanait de la classe. En effet, le groupe masque les défauts vocaux des individus et le son devient porteur. C’est ce que j’ai retrouvé bien plus tard en 1998 quand je me suis consacrée au chant et à la musique. Aujourd’hui, je le vis encore lorsque je participe à une production d’écrit en co-construction avec plusieurs personnes par exemple.
Enfin, régulièrement, la maîtresse nous donnait des poèmes à apprendre par cœur. J’adorais les apprendre et j’adorais les dire ! Je participais même à des concours de diction : communaux, départementaux et régionaux. Ce qui me plaisait beaucoup, ce n’était pas la compétition mais c’était d’entendre les autres dire leurs poèmes. J’aimais beaucoup découvrir les nouvelles poésies et la manière dont mes autres camarades les lisaient à voix haute. C’était déjà l’expérience de la voix de l’autre qui résonnait en moi.
Je me souviens notamment de la rencontre avec Rimbaud. Son célèbre : « JE est un autre. »[8] était déjà présent et me bousculait. Il continue de résonner en moi, m’invitant à dire « Je suis aussi mes relations ».
Propos recueillis par Florence Etcheverry- Podcast n° 36 - Entretien avec un dentiste
Transcription et valorisation par Sophie Quérin - Traces en vie - http://www.traces-en-vie-biographe.com
Site de Dr. Marie-Hélène HAYE : https://www.mariehelenehaye.com/
[1] En 1981, il n’y avait que cinq années d’études.
[2] Dale Carnegie a écrit le livre « Comment gagner des amis et influencer des gens », publié en 1936, vendu à 5 millions d’exemplaires et traduit en 31 langues. Il y partage notamment des conseils pour gagner en confiance en soi. Il a également enseigné la prise de parole en public.
[3]La Programmation Neuro-Linguistique désigne tout un ensemble de techniques (dissociation, recadrage…) et de méthodes visant à favoriser le développement personnel de l'individu. Elaborée par John Grinder et Richard Bandler en 1976.
[4] Inspirée par une vision positive et dynamique de la personne, sa croissance et ses relations. La mission de la PRH est d’accompagner le déploiement des personnes afin qu’elles enrichissent le monde de leur apport spécifique.
[5] Nicolas Dritsch est chirurgien - dentiste. Il a étudié l’analyse systémique et la cybernétique
[6] CCDeLi : collectif asyndical et apolitique qui a réuni les chirurgiens-dentistes libéraux au lendemain du Règlement Arbitral (RA) de mars 2017.
[7]Cynthia Fleury est philosophe et psychanalyste française. Titulaire de chaire Humanité et Santé au Conservatoire National des Arts et Métiers.
[8]Cette citation fait ici référence à la lettre dite du « voyant » adressée à Paul Demeny : « […] Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l'œuvre, c'est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ? […]Car Je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée […] »
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